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L’Allemagne, puissance sans désir
Comment l’Allemagne s’est imposée
par Wolfgang Streeck, mai 2015
L’Allemagne doit son hégémonie européenne à la combinaison de deux
éléments : l’Union européenne et monétaire (UEM) et la crise de 2008. Ce
n’est pas elle qui a voulu l’euro. Depuis les années 1970, ses industries
exportatrices s’accommodaient fort bien des dévaluations répétées des monnaies
de leurs différents partenaires européens, qui leur ont permis de se
positionner sur des marchés qualitatifs. C’est principalement la France qui
désirait une monnaie unique : d’abord pour en finir avec l’humiliation que
représentaient les dévaluations successives du franc face au deutsche mark,
puis, après 1989, dans l’espoir d’intégrer, sous sa houlette, l’Allemagne
réunifiée dans une Europe unifiée.
L’euro était, dans sa conception même, une construction contradictoire. La
France et d’autres pays européens, comme l’Italie, ne supportaient plus de
devoir se plier à la rigueur monétaire imposée par la Bundesbank, qui
fonctionnait de facto comme la banque centrale de l’Europe. Avec la création
d’une authentique Banque centrale européenne (BCE), ils espéraient reconquérir
en partie leur souveraineté monétaire : l’assouplissement de la politique
monétaire et la rupture avec l’obsession de la stabilité permettraient
d’atteindre des objectifs politiques comme le plein-emploi. En même temps, le
président François Mitterrand et son ministre des finances, M. Jacques Delors,
mais aussi la Banque d’Italie, voulaient un régime monétaire plus rigoureux
pour porter un coup sévère à leurs partis communistes et à leurs
syndicats : en rendant impossibles les dévaluations externes, ils
contraindraient la gauche à renoncer à ses ambitions politiques et économiques.
En Allemagne, la Bundesbank et le milieu
économique — dominé par des ordolibéraux et des adversaires du keynésianisme —
étaient absolument opposés à l’union monétaire, craignant qu’elle ne mette en
cause la « culture de la stabilité » de leur pays. Helmut Kohl lui-même aurait préféré qu’une union politique
soit mise en place avant la monnaie unique. Mais comme ses partenaires
européens ne l’entendaient pas ainsi, et pour ne pas mettre en péril
l’unification allemande, le chancelier accepta cette solution, dans l’espoir
que l’union politique en découlerait plus tard. Dans son propre camp politique,
des acteurs de poids hésitaient à le suivre ; pour vaincre leurs
résistances, il leur assura que le régime monétaire commun aurait pour modèle
l’Allemagne et sa Bundesbank.
Le gouvernement allemand promut l’euro
auprès de son électorat en le disant « aussi
stable que le mark ». Comme les partenaires de l’Allemagne avaient besoin d’une solution, ils
signèrent le traité, espérant sans doute que les réalités économiques
obligeraient à l’amender. Mais, dans les années 1990, les différents pays de
l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE),
Etats-Unis en tête, s’accordaient sur l’objectif de consolidation budgétaire,
dans un contexte de financiarisation et de transition vers un régime monétaire
néolibéral. L’esprit de l’époque était à la limitation de l’endettement public
à 60 % du produit intérieur brut (PIB) et des déficits publics à 3 %. De
toute façon, les marchés financiers auraient regardé avec méfiance tout pays
refusant de s’aligner.
Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui, avec
les Pays-Bas, l’Autriche ou la Finlande, récolte les bénéfices de
l’UEM. N’oublions pas, toutefois, que ce succès remonte seulement à l’effondrement
financier de 2008. Car, dans les années qui suivirent son entrée en vigueur,
l’Allemagne fut le « malade de l’Europe », en grande partie à cause de l’union monétaire. Le taux d’intérêt unique
fixé par la BCE en tenant compte de la situation économique de l’ensemble des
Etats membres était trop élevé pour l’économie politique allemande, fondée sur
un faible niveau d’inflation. Des syndicats combatifs auraient pu tenter
d’imposer des augmentations de salaire ; mais, dans un pays aussi
industrialisé et dépendant des exportations, cette solution aurait entraîné une
baisse des exportations et, dans un contexte de forte volatilité des capitaux,
des délocalisations. Voilà qui explique la modération salariale des syndicats
allemands depuis le début des années 2000, qui semble si mystérieuse à nombre
d’observateurs extérieurs.
En comparaison, les économies de la Méditerranée, qui reposent davantage
sur l’inflation, ont bénéficié de taux d’intérêt réels négatifs, accompagnés
d’une baisse spectaculaire du coût des emprunts publics — les marchés de
capitaux, encouragés dans ce sens par la Commission européenne, supposaient en
effet que dans le cadre de la zone euro, la solvabilité des Etats membres était
collectivement garantie. En conséquence, le Sud connut un boom économique et
l’Allemagne, la stagnation, un haut niveau de chômage et d’endettement.
La situation s’est donc inversée
en 2008. Contrairement à ce que prétend la mythologie néolibérale, les « réformes
Hartz » n’y sont pas pour grand-chose. Elles se sont certes attaquées aux
dépenses publiques, tout particulièrement à l’assurance chômage, rendant
possible le développement des bas salaires en dehors des secteurs qui font la
force économique du pays. Mais c’est un autre facteur qui fut déterminant :
en 2008, l’économie allemande se trouvait en position de fournir des produits
de grande qualité sur le marché mondial. En conséquence, elle a bien moins
souffert de la crise budgétaire et de l’effondrement du crédit que les
économies de la zone euro dépendant essentiellement de la demande intérieure.
De plus, lorsque fut écartée la possibilité de mutualiser la dette publique des
pays du Sud — conformément aux traités, du reste, bien que beaucoup l’aient
oublié —, les pays fortement endettés durent payer des taux d’intérêt
beaucoup plus élevés, qui les conduisirent au bord de la faillite. C’est alors
que l’Allemagne est devenue malgré elle le nouvel hégémon européen.
Wolfgang Streeck
Directeur émérite de l’Institut
Max-Planck pour l’étude des sociétés, Cologne, auteur de l’ouvrage Du
temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Gallimard, Paris, 2014. Cet texte inédit est une introduction à « Une hégémonie fortuite ».
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