22 Mayıs 2015 Cuma

L’ALLEMAGNE, PUİSSANCE SANS DÉSİR Comment l’Allemagne s’est imposée

http://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/STREECK/52905

L’Allemagne, puissance sans désir
Comment l’Allemagne s’est imposée
par Wolfgang Streeck, mai 2015
L’Allemagne doit son hégémonie européenne à la combinaison de deux éléments : l’Union européenne et monétaire (UEM) et la crise de 2008. Ce n’est pas elle qui a voulu l’euro. Depuis les années 1970, ses industries exportatrices s’accommodaient fort bien des dévaluations répétées des monnaies de leurs différents partenaires européens, qui leur ont permis de se positionner sur des marchés qualitatifs. C’est principalement la France qui désirait une monnaie unique : d’abord pour en finir avec l’humiliation que représentaient les dévaluations successives du franc face au deutsche mark, puis, après 1989, dans l’espoir d’intégrer, sous sa houlette, l’Allemagne réunifiée dans une Europe unifiée.
L’euro était, dans sa conception même, une construction contradictoire. La France et d’autres pays européens, comme l’Italie, ne supportaient plus de devoir se plier à la rigueur monétaire imposée par la Bundesbank, qui fonctionnait de facto comme la banque centrale de l’Europe. Avec la création d’une authentique Banque centrale européenne (BCE), ils espéraient reconquérir en partie leur souveraineté monétaire : l’assouplissement de la politique monétaire et la rupture avec l’obsession de la stabilité permettraient d’atteindre des objectifs politiques comme le plein-emploi. En même temps, le président François Mitterrand et son ministre des finances, M. Jacques Delors, mais aussi la Banque d’Italie, voulaient un régime monétaire plus rigoureux pour porter un coup sévère à leurs partis communistes et à leurs syndicats : en rendant impossibles les dévaluations externes, ils contraindraient la gauche à renoncer à ses ambitions politiques et économiques.
En Allemagne, la Bundesbank et le milieu économique — dominé par des ordolibéraux et des adversaires du keynésianisme — étaient absolument opposés à l’union monétaire, craignant qu’elle ne mette en cause la « culture de la stabilité » de leur pays. Helmut Kohl lui-même aurait préféré qu’une union politique soit mise en place avant la monnaie unique. Mais comme ses partenaires européens ne l’entendaient pas ainsi, et pour ne pas mettre en péril l’unification allemande, le chancelier accepta cette solution, dans l’espoir que l’union politique en découlerait plus tard. Dans son propre camp politique, des acteurs de poids hésitaient à le suivre ; pour vaincre leurs résistances, il leur assura que le régime monétaire commun aurait pour modèle l’Allemagne et sa Bundesbank.
Le gouvernement allemand promut l’euro auprès de son électorat en le disant « aussi stable que le mark ». Comme les partenaires de l’Allemagne avaient besoin d’une solution, ils signèrent le traité, espérant sans doute que les réalités économiques obligeraient à l’amender. Mais, dans les années 1990, les différents pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Etats-Unis en tête, s’accordaient sur l’objectif de consolidation budgétaire, dans un contexte de financiarisation et de transition vers un régime monétaire néolibéral. L’esprit de l’époque était à la limitation de l’endettement public à 60 % du produit intérieur brut (PIB) et des déficits publics à 3 %. De toute façon, les marchés financiers auraient regardé avec méfiance tout pays refusant de s’aligner.
Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui, avec les Pays-Bas, l’Autriche ou la Finlande, récolte les bénéfices de l’UEM. N’oublions pas, toutefois, que ce succès remonte seulement à l’effondrement financier de 2008. Car, dans les années qui suivirent son entrée en vigueur, l’Allemagne fut le « malade de l’Europe », en grande partie à cause de l’union monétaire. Le taux d’intérêt unique fixé par la BCE en tenant compte de la situation économique de l’ensemble des Etats membres était trop élevé pour l’économie politique allemande, fondée sur un faible niveau d’inflation. Des syndicats combatifs auraient pu tenter d’imposer des augmentations de salaire ; mais, dans un pays aussi industrialisé et dépendant des exportations, cette solution aurait entraîné une baisse des exportations et, dans un contexte de forte volatilité des capitaux, des délocalisations. Voilà qui explique la modération salariale des syndicats allemands depuis le début des années 2000, qui semble si mystérieuse à nombre d’observateurs extérieurs.
En comparaison, les économies de la Méditerranée, qui reposent davantage sur l’inflation, ont bénéficié de taux d’intérêt réels négatifs, accompagnés d’une baisse spectaculaire du coût des emprunts publics — les marchés de capitaux, encouragés dans ce sens par la Commission européenne, supposaient en effet que dans le cadre de la zone euro, la solvabilité des Etats membres était collectivement garantie. En conséquence, le Sud connut un boom économique et l’Allemagne, la stagnation, un haut niveau de chômage et d’endettement.
La situation s’est donc inversée en 2008. Contrairement à ce que prétend la mythologie néolibérale, les « réformes Hartz » n’y sont pas pour grand-chose. Elles se sont certes attaquées aux dépenses publiques, tout particulièrement à l’assurance chômage, rendant possible le développement des bas salaires en dehors des secteurs qui font la force économique du pays. Mais c’est un autre facteur qui fut déterminant : en 2008, l’économie allemande se trouvait en position de fournir des produits de grande qualité sur le marché mondial. En conséquence, elle a bien moins souffert de la crise budgétaire et de l’effondrement du crédit que les économies de la zone euro dépendant essentiellement de la demande intérieure. De plus, lorsque fut écartée la possibilité de mutualiser la dette publique des pays du Sud — conformément aux traités, du reste, bien que beaucoup l’aient oublié —, les pays fortement endettés durent payer des taux d’intérêt beaucoup plus élevés, qui les conduisirent au bord de la faillite. C’est alors que l’Allemagne est devenue malgré elle le nouvel hégémon européen.
Wolfgang Streeck
Directeur émérite de l’Institut Max-Planck pour l’étude des sociétés, Cologne, auteur de l’ouvrage Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Gallimard, Paris, 2014. Cet texte inédit est une introduction à « Une hégémonie fortuite ».


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